
Quand le jazz se laisse traverser par les musiques du monde
Le jazz et les musiques du monde ont toujours eu des choses à se dire. Depuis ses origines, le jazz s’inspire de ce qui l’entoure, de ce qu’il entend, de ce qu’il croise. Il observe, emprunte, réinvente. Cette ouverture n’est pas une posture : elle est dans sa nature même. On l’oublie parfois, mais le jazz est né du mélange. Celui des traditions africaines, des harmonies européennes et des formes populaires afro-américaines. Avec le temps, il a croisé d’autres chemins : rythmes afro-latins, musiques orientales, chansons d’Europe. Des rencontres différentes, mais toujours fertiles. Du Brésil à l’Inde, des Balkans à l’Afrique de l’Ouest, les musiciens de jazz écoutent, absorbent, transforment.
Revenir aux racines africaines du jazz et des musiques du monde
Le jazz et les musiques du monde trouvent des racines communes dans les traditions africaines. Là où les rythmes sont transmis par le corps, la voix, les gestes. Là où la musique se joue à plusieurs, dans un échange constant. On y entend des appels, des réponses. Les percussions rythment le jeu. Tout circule, rien n’est figé.

Hugh Masekela a remis ce lien au cœur de sa musique. À travers sa trompette, il mêle le souffle libre du jazz et les textures sonores de l’Afrique du Sud. Ce n’est pas un collage. C’est une musique d’ici et maintenant, façonnée par l’histoire, ancrée dans le vécu, chargée d’une parole. Elle accompagne les fêtes, les deuils, la vie ordinaire de ceux qui l’écoutent.
Plus récemment, le groupe Sons of Kemet, porté par Shabaka Hutchings, prolonge ce geste. Le tuba, les percussions, le saxophone créent une musique dense, rythmée, parfois tendue. Hutchings ne cherche pas à évoquer directement l’Afrique. Il en garde l’élan, l’ancrage, et le transforme à sa manière.
Explorer les voies orientales
Les musiques orientales ont aussi influencé le jazz et nourri sa façon d’improviser. Il y a trouvé d’autres manières de construire une phrase, d’organiser le rythme, de faire circuler le son. Ce n’est pas une question de style. C’est une manière d’aborder l’écoute, le jeu, la durée, avec plus de lenteur, de précision, et une attention constante aux variations.
Dans les années 70, John McLaughlin s’entoure de musiciens indiens. Ensemble, ils forment Shakti. Ce qu’ils cherchent, ce n’est pas une fusion spectaculaire, mais une manière de jouer ensemble. Une guitare, des tablas, un violon. Des échanges calmes, serrés. Le jazz s’y fait discret. Il circule autrement. Depuis, d’autres ont poursuivi cette écoute. Dhafer Youssef, Rabi Abou-Khalil, Codona. Des voix, des cordes, des peaux tendues. Ces sons viennent d’ailleurs, mais entrent dans le dialogue sans forcer. Ce sont d’autres outils, d’autres gestes. Et le jazz, une fois encore, se laisse traverser.

Django Reinhardt a grandi dans les roulottes et les bals. Il n’a jamais séparé le jazz du reste. Son swing est gitan, rapide, brûlant. Il passe par les doigts, pas par les livres. Le jazz manouche n’est pas un style : c’est un accent. Un accent forgé loin des conservatoires, dans la chaleur des guitares acoustiques. D’autres musiciens, en France, en Italie, dans les Balkans, ont aussi cherché à inscrire le jazz dans leurs propres paysages sonores. Par moments, c’est un accordéon qui s’invite, ailleurs une mélodie ancienne. Plus au nord, Jan Garbarek a suivi un autre chemin. Il joue avec peu de notes. Il s’inspire de chants anciens, de lignes simples, de formes lentes. Son saxophone ne remplit pas l’espace, il l’accompagne. Le silence y a autant de place que le son.
Embrasser les rythmes afro-latins
Les rythmes afro-latins sont une autre voie de dialogue entre jazz et musiques du monde. Brésil, Cuba, Caraïbes : ces régions ont nourri le jazz depuis ses débuts. Des musiciens venus de ces territoires ont apporté leurs instruments, leurs manières de jouer, leurs repères rythmiques. Le jazz n’a pas tout transformé. Il a écouté, repris, intégré. Ces échanges ont façonné des styles entiers, entre héritage local et langage jazz partagé.
Au Brésil, Antonio Carlos Jobim trace une ligne plus douce. Moins nerveuse, plus intérieure. Avec la bossa nova, il invite le jazz à ralentir, à s’installer dans un autre tempo. C’est une musique simple en apparence, mais précise. Elle laisse de la place à la voix, à la guitare, au silence, à la respiration, à l’espace entre les sons.
À Cuba, Chucho Valdés suit un autre chemin. Le sien est plus dense, plus direct. Il mêle les formes jazz aux traditions afro-cubaines, dans un jeu très rythmique. Les percussions sont partout. Elles accompagnent, elles guident, elles prennent parfois le devant. C’est un jazz qui se danse, qui se joue avec le corps autant qu’avec les doigts.
Ce qu’il faut retenir
Le jazz ne cherche pas à tout mélanger ni à s’imposer partout. Il avance par petits pas, selon les rencontres, les écoutes, les envies. Ce pas de côté lui suffit souvent. Il ne suit pas de règle précise. Il prend ce qui vient, l’adapte, le fait sonner autrement, parfois sans même en avoir l’intention. C’est souvent dans ces moments-là que quelque chose de nouveau, de simple, de juste apparaît.
Ces échanges ne sont pas toujours visibles. Parfois, ils se glissent dans un rythme, une couleur, un silence. Ils peuvent aussi surgir au détour d’une phrase, d’un souffle, d’un accent. Mais ils sont là. Ils gardent la musique en mouvement.
C’est peut-être ça, au fond. Le jazz continue d’exister parce qu’il accepte de changer, sans se perdre. Il reste ouvert, attentif. Et tant que cette ouverture existera, il trouvera de nouvelles façons d’être joué, entendu et transmis. Ce dialogue entre cultures reste vivant. Il traverse aussi Ouida Road, premier album du Yacouba Trio, sorti sur le label Deviation Records.